I - INTRODUCTION

Les statistiques officielles, quoique attendues chaque année et toujours critiquées dans leur présentation par l’ensemble des analystes ou des courants politiques, ne présentent en effet qu’une réalité parcellaire et peu de fiabilité en terme d’objectivité.

En effet toutes les infractions ne sont pas prises en compte.

Toutes les victimes ne portent pas plainte et préfèrent se taire plutôt que de révéler les délits dont elles ont été la cible.

Pourquoi?

Peur, découragement, intimidation par les auteurs souvent de proximité par rapport à leur lieu d’habitation, intimidation par rapport à une démarche de plainte compliquée et un système judiciaire trop complexe.

Dans certains quartiers ou banlieues à risques, les victimes opposent le silence résigné de ceux qui sont des habitués de la violence, petite ou grande et qui, par avance, savent qu’aucune plainte ne sera suivie de sanction, et plus encore que la récidive des auteurs fait partie du recommencement de l’histoire.

Enfin, certaines agressions récurrentes, ce qu’on pourrait appeler les «tracas», maintenant banalisés de la vie urbaine des cités ou périphéries des villes, tels que les feux de poubelles, les dégradations matérielles et gratuites des parties communes des immeubles, les tags, les cages d’ascenseur saccagées, en un mot les défigurations de l’environnement, ne sont, la plupart du temps, même pas enregistrées par main courante.

Les statistiques officielles portent sur le recensement des faits constatés par procès verbal de la Police et de la Gendarmerie, et donc transmis au Parquet. Elles ne concernent pas celles du Ministère de la Justice qui affichent celles de la criminalité légale.

Entre toutes ces données, sujettes ou non à controverse, demeure le silence de ceux qui ne portent pas plainte, ni même ne déposent une main courante.

Ils subissent une dictature sournoise, celle des longues listes d’agressions, de délits, de violences, qu’on n’ose pas qualifier, par «anesthésie sémantique», de crimes.

Silences et non-dits n’apparaissent dans aucune colonne des chiffres officiels.

Créées aux Etats Unis dans les années 1960, les enquêtes de victimation ne voient leur apparition en France que vers les années 1980.

Ainsi, en octobre 2000, lors d’un colloque sur la sécurité organisé à la Sorbonne, une étude menée par l’INSEE et l’Institut des Hautes Etudes de la Sécurité Intérieure auprès de 11 000 personnes, révélait que le nombre des délits était 5 fois supérieur aux chiffres communiqués par la Police et la Gendarmerie, soit 16,8 millions en 2000, au lieu des 3,6 millions officiellement publiés.

Au delà de cette réalité comptable du crime, l’enquête de victimation entreprend de lever la loi du silence, permettant de mesurer au plus près des réalités le poids de l’intimidation et d’en cerner les mécanismes essentiels:

  • Nombre des victimes.

  • Typologie des victimes.

  • Profil des auteurs.

  • Modes opératoires du crime.

  • Taux de délinquance réel.

  • Evaluation du sentiment d’insécurité.

    Derrière ce chiffre noir du crime se cache la douloureuse détresse des victimes qui renvoie à un autre bilan aussi désastreux: celui de la perte de confiance dans:

  • les politiques institutionnelles,

  • les pouvoirs en place,

  • l’Education Nationale,

  • la politique d’intégration,

  • la Justice.

    On ne peut alors que constater l’échec des valeurs fondatrices d’une société: celle de l’autorité, la perte des repères fondamentaux nécessaires à tout échange humain et le sentiment d’assister aux reculades et aux renoncements de l’application la plus élémentaire de la Loi au profit d’une victoire triomphante de l’impunité.

    A l’arsenal législatif existant, dont on ne se sert peu ou pas, viennent s’ajouter une surenchère de lois nouvelles qui risquent comme les autres de ne pas être appliquées renforçant pour les auteurs leur certitude que rien ne peut leur arriver.

    Ainsi, fustiger l’Ordonnance du 2 février 1945 serait recevable si elle était déjà appliquée dans sa définition originelle, pourtant riche de solutions.

    Le fait d’affirmer la suprématie de l’éducation préventive ou réparatrice sur la répression, n’évacue pas pour autant l’absolue nécessité de reconnaître la responsabilité pénale d’un mineur.

    De coup d’éponge en peines non exécutées, s’installe un rapport de force pervers, favorisant le développement d’une intimidation à tous les échelons de la société.

    Ainsi se creuse la fracture profonde entre le citoyen et la démocratie.

    Il s’agit d’une confiscation de la liberté et en tout cas celle du principe fondamental de la Déclaration des Droits de l’homme:«Tout individu a le droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne».

    L’Insécurité n’est pas un sentiment paranoïaque qui empoisonne le mental des français. C’est une plaie douloureuse issue de la tyrannie d’une intimidation sans cesse grandissante commise par une poignée d’acteurs sévissant en bandes et agissant par menace et chantage sur tout le système institutionnel.

    C’est aussi une économie parallèle fructueuse, avec ses lois, ses règles, ses leaders, ses recruteurs, ses exécuteurs, bafouant et narguant les valeurs essentielles du travail et de l’effort.

    Les cooptations de ces bandes sont puissantes et n’engendrent aucun état d’âme pour soumettre les réticents et régler leur compte aux insoumis. Ici «leur» loi s’applique. Celle de la peine de mort ne suscite aucune préoccupation métaphysique.

    Mais d’autres indicateurs permettent de mesurer la violence et ses manifestations.

    Des numéros téléphoniques d’aide aux victimes fleurissent depuis ces trois dernières années: viols, racket, maltraitance, etc…

    Ils confirment l’ampleur du désastre et laissent entendre la souffrance à travers les témoignages des appelants.

    Le numéro vert «Jeunes Violences Ecoute»* (0800202223) permet aux adolescents, de manière anonyme, de raconter les violences dont ils ont été témoins ou victimes.

    En trois mois, de février à avril 2000, 60 000 appels ont été reçus dont un quart serait jugés authentiques.

    Le but de cette opération: briser la loi du silence.

    Les violences les plus fréquemment évoquées sont le racket: 37% des appels, et les violences physiques: 35%.

    Selon Julien Dray, promoteur de cette initiative, la majorité de ces violences ne seraient jamais signalées à l’Institution qui, de ce fait, en «minimise» la gravité.

    Cette minimisation invite à réfléchir sur le refus de responsabilité de ceux qui, au premier chef, devraient reconnaître ces phénomènes afin de mieux les isoler pour les combattre et éviter qu’ils ne se reproduisent.

    Les victimes ont toutes l’impression d’être démunies et isolées.

    Les appels confirment la peur, l’angoisse, le désarroi, devant les menaces de chantage.

    Toutes les formes d’intimidation sont évoquées:

  • Peur de l’agresseur.

  • Peur des représailles.

  • Détresse affective des victimes.

  • Environnement familial défaillant.

  • Parents désemparés craignant pour leurs enfants.

  • Peur des enseignants d’avouer leur incapacité à maîtriser la violence de leurs élèves: peur des insultes à la sortie, peur de l’incendie de voiture par vengeance ou intimidation, peur des cocktails explosifs à l’intérieur de l’établissement..

    Par ailleurs, en janvier 2002, la Direction Centrale des Renseignements Généraux livre un bilan statistique des violences scolaires durant le premier trimestre 2001-2002.

    On y constate que le collège demeure à 54% le lieu des violences dont 75% d’entre elles sont dirigées contre les personnes:

  • Introduction d’armes à feu et prolifération des armes blanches dans l’enceinte des établissements.

  • Affrontements violents entre bandes.

  • Multiplications d’intrusions d’éléments extérieurs aux établissements.

  • Expéditions punitives entre bandes rivales.

  • Jeux violents.

  • Confection d’engins explosifs artisanaux.

    Ce qui interpelle la société dans le phénomène de l’insécurité, c’est l’incontestable explosion de la violence des mineurs, et plus encore, celle des moins de 13 ans.

    Elle interroge la société dans son ensemble, en mettant en lumière l’échec de toutes les solutions préconisées depuis ces 20 dernières années.

    Bien sûr, force est de constater, que toutes les analyses auront été faites pour essayer de comprendre les causes de cette dérive. Mais aujourd’hui, elles s’avèrent n’avoir été que descriptives, quelle que soit la discipline de recherche, ou l’angle d’investigation. Elles n’ont en aucun cas réussi à donner les clefs d’une solution au problème posé.

    La violence des jeunes est un des aspects de la violence globale qui frappe l’ensemble de la société. Violence globale, qui s’étale en images pleines de modèles pour les plus jeunes, telles les séries de braquages de fourgons alternant avec des périodes «voitures béliers», ou bien les vagues de cambriolages prenant la suite des trafics de stupéfiants. Proxénétisme, prostitution des mineurs, rave parties, gigantesques marchés de la drogue, tolérés, encadrés, constituent autant d’incitations à la transgression

    Et, à l’intérieur de cette litanie des délits et des crimes, il est évident que la violence des mineurs préoccupe au plus haut point le citoyen, lui renvoyant une représentation du monde profondément altérée, celle des repères fondamentaux et constitutifs du socle de toute société: la famille, l’éducation, la nation.

    C’est le constat d’une désocialisation totale, aliénant la vision de l’avenir et révélant cruellement une faute grave et collective celle du dysfonctionnement douloureux de la transmission des valeurs aux plus jeunes.

    Une société violente, transmet des références de violence à ses enfants. Ces références deviennent modèles.

    Une société dont les limites sont sans cesse repoussées, traçant une voie royale aux transgressions et tolérant par laxisme ou par intimidation d’autres règles plus sauvages, autorise ceux qui en ont les aptitudes à prendre le pouvoir.

    Depuis ces 20 dernières années, la société civile a considérablement construit et fait évoluer ses modes d’interpellation auprès des pouvoirs politiques, publics, administratifs ou même au sein des entreprises.

    Crises, conflits, constituent des moments de grande intensité. Ils cristallisent angoisses et inquiétudes, aussi bien celles des acteurs concernés par la revendication que ceux qui assistent comme témoins au spectacle de ces explosions.

    Tout citoyen devient un badaud de l’image. L’impact de la violence pénètre par la rétine et s’imprime dans chaque cerveau, en surface ou en profondeur, de manière indélébile. Cette impression peut revêtir plusieurs formes.

    L’image violente se banalise, parce qu’elle est quotidienne.

    La surenchère de l’image des conflits et des crises aide à faire passer des paliers qui amènent à une mithridatisation face à la violence.

    La perversion créatrice de la violence interpelle, stupéfie et tétanise.

    Ainsi de ruptures familiales en ruptures sociales, puis en ruptures citoyennes, les résonances du réel, puis celles des images qui les retransmettent, vont considérablement impacter sur l’ensemble d’une société à la fois spectatrice et victime.

    Au cœur de cette violence, un même mécanisme: l’intimidation.

    Intimidation exogène, celle de l’environnement qui amplifie, transmet et impose, soit ses lois, soit constitue une mise en scène du spectacle, avec des symboles puissants générateurs de peur et donc d’emprise, par exemple les cités ou les zones péri-urbaines à risques.

    Intimidation endogène, celle dont les acteurs sont capables, car ils sont habiles à en développer et mettre en œuvre toutes les mécaniques subtiles.

    Intimidation qui se révèle être à la fois une aptitude comportementale, une démarche stratégique et un mode opératoire.

    Intimidation innée, mais aussi acquise au sein d’une société qui la tolère et ne la combat pas.

    Intimidation qui n’attend pas pour se développer «le nombre des années», pouvant s’ancrer chez les sujets les plus jeunes.

    L’intimidation scelle obligatoirement le couple auteur/victime dans une réciprocité infernale, qui peut être à la fois psychologique et physique.

    Auteur/victime, couple complémentaire sans qui l’intimidation ne pourrait exister.

    L’intimidation, subtilement, prépare le terrain criminel, déployant sa dialectique à la fois complexe et repérable et provoquant toujours ce qui en fait sa redoutable action: la crainte, l’angoisse, la peur, l’effroi, la soumission, le silence et enfin la mort imaginaire ou réelle.

    Toute l’histoire du crime pourrait s’écrire par la description de la mécanique de l’intimidation: réseaux criminels, maffias, gangs, terrorisme, séquestrations, rapts, subordinations de témoins, complicités coupables, meurtres, assassinats, viols.

    Au cours de cette année 2001-2002, dans le cadre d’un travail d’investigation et de recherche lié à la victimologie, nous avons été plusieurs disciplines à travailler sur une approche d’observation en milieu scolaire, écoles primaires et collèges situés en zones péri urbaines , notamment dans des établissements classés «zones d’éducation prioritaire».

    A Sarcelles, Chanteloup-les-Vignes, puis certains établissements réputés difficiles du XIIIème arrondissement, directeurs, enseignants, éducateurs, associations, Police de proximité, Gendarmerie ont été partenaires et accompagnateurs de nos travaux.

    Le but de ce travail étant de proposer des solutions de prévention à la violence et à la stabilisation de certaines situations difficiles rencontrées par ces établissements, il nous a été possible de réaliser une approche de terrain concrète, riche en rencontres, permettant de vérifier, confirmer ou contredire tous les éléments lus dans la presse ou présentés dans les très nombreuses émissions de télévision consacrées cette année au brûlant problème de l’insécurité urbaine.

    Ainsi nous avons rejoint l’actualité, nous confrontant avec le quotidien de ces «petitesguerres» urbaines, certaines dégénérant en véritables drames tels les rackets, les vols, les vandalismes saccageurs, puis les viols collectifs.

    Le présent mémoire est la synthèse d’un travail personnel et parallèle aux axes de recherche qui étaient ceux exigés. Nous avons donc situé cette investigation sur la génèse et le développement de l’intimidation chez les mineurs et plus particulièrement dans les zones périurbaines classées difficiles.

    A chaque rencontre avec les auteurs, avec les victimes, à travers la narration de leur histoire survient le mécanisme complexe des interactions de pouvoir.

    Il existe toujours un dominant et un dominé.

    Ce peut être en tout premier lieu la prestance, la représentation sociale, l’image que le dominant renvoie au groupe ou à certains éléments du groupe.

    Ou bien, ce peut-être tout simplement la force, la puissance déterminée, la crainte qu’inspire le dominateur et qu’il exerce en toute connaissance de cause auprès de ceux ou celui qu’il a déjà pressenti, détecté, choisi comme proie, suffisamment fragile pour se soumettre à son emprise.

    Les formes de domination sont multiples, individuelles ou collectives. Elles obéissent à des mécanismes complexes, précis et répétitifs constituant de réelles démarches stratégiques.

    L’emprise est le résultat des effets d’une domination qui peut être psychologique, morale, intellectuelle, physique, ou tout simplement fantasmée dans l’imagination sidérée de la victime. Car il y a de la sidération dans l’intimidation et l’emprise, sidération au sens anéantissement soudain de la réaction élémentaire de réponse.

    Dans cette relation d’emprise apparaissent deux niveaux:

    q Le pouvoir de l’intimidateur et les moyens de sa capacité d’appropriation

    q Le degré de fragilité de l’intimidé et son terrain propre à être«chosifié»

    C’est souvent par le huis-clos que l’intimidation s’installe, dans un parcours initiatique, sorte de graduation pour tester et attirer la victime, parfois avec les ressorts d’une séduction subtile.

    Dans ce rapport intime de la relation s’évalue lentement le degré de vulnérabilité de la victime, c’est à dire son niveau de fascination, son identification progressive puis totale, tels les mécanismes puissants qu’on peut observer dans le racket.

    Rampante ou tyrannique, l’action d’intimidation a pour objectif de réduire toute altérité et nier la spécificité de la victime sélectionnée.

    C’est une effraction chez la victime, qui, même si submergée ou détruite, y trouve un écho.

    L’intimidation se construit sur une double contrainte, à la fois unificatrice, car source d’une nouvelle identité pour le dominé, mais tout aussi destructrice, car lui confisquant, à partir de la rencontre, toute antériorité existentielle et personnelle.

    Alors, les nouvelles règles du jeu peuvent être mises en œuvre: totalitaires, tyranniques, répétitives, réductrices, parfois barbares.

    L’intimidation imprime sa marque indélébile dans le parcours des victimes et ce, tout au long du processus, en amont et en aval du passage à l’acte.

    A travers notre travail, nous tenterons d’analyser comment cette intimidation parvient à se développer et constituer une autorité qui s’impose dans les milieux où elle s’exerce: famille, école, quartier.

    Profitant du terrain sur lequel nous avons pu travailler et que nous avons précédemment explicité dans cette introduction, nous avons analysé depuis plus de 24 mois tous les faits divers relatifs au thème de la délinquance chez les mineurs.

    Aussi nous allons décrire, analyser et comprendre comment l’intimidation peut constituer, depuis le plus jeune âge, le comportement de base à partir duquel vont naître les manifestations d’insoumission, de désobéissance, d’incivilité, de révolte, et devenir un enchaînement de comportements qui, non détectés, et non réprimés peuvent logiquement aboutir au développement de la délinquance et du crime.

    Observer et décrire les mécanismes de cette intimidation, c’est aussi analyser les pratiques et faire le constat des faits, des actions déviantes, des conduites délictuelles, des délits.

    L’intimidation possède ses règles du jeu et ses acteurs. Ils sont identifiables. Notre propos est de donner les clefs de lecture qui permettent de mieux les repérer.