Publié dans « L’actualité » (hebdomadaire d’information du Québec)
Pendant que le monde a les yeux tournés vers al-Qaida ou l’ »axe du mal », le crime organisé, lui, prolifère. Et représente la menace planétaire numéro un, dit le criminologue français Xavier RAUFER.
La Chine est un État « policier » ? Faux. Pour le plus grand bonheur des triades de Hongkong, c’est l’un des moins « policés » du monde. En Italie, la lutte antimafia est venue à bout du crime organisé ? Faux. Les sociétés criminelles y extorquent encore 12 milliards de dollars annuellement aux entreprises. La pègre turque s’installera tôt ou tard en Europe ? Faux. Scotland Yard estime qu’elle est déjà – depuis 2001 – « l’organisation la plus meurtrière » au Royaume-Uni.
Le Français Xavier Raufer, écrivain et chargé de cours à l’Institut de criminologie de Paris, affirme, dans Le grand réveil des mafias (JC Lattés), que le crime organisé est « la menace planétaire numéro un ». Pourtant, les puissants de ce monde ne voient pas les choses du même oeil. Surtout depuis que les Etats-Unis ont d’autres priorités. Le FBI a récemment muté 600 (!) de ses agents vers la lutte antiterroriste. Et Raufer pense que la mafia italo-américaine a de beaux jours devant elle. « Malgré une répression parfois efficace, sous un vernis de moralisme, l’Amérique semble finalement s’accommoder de la mafia », écrit-il.
La situation n’est guère différente en Europe. En 1992, la hiérarchie de la mafia sicilienne s’écroulait en même temps que la Démocratie chrétienne, le parti politique le plus compromis avec elle. Dix ans plus tard, on dénombrait 190 familles mafieuses en Italie ! « On ne sait pas comment tuer les sociétés criminelles, dit Raufer. Elles sont à peu près indestructibles. La seule méthode, c’est l’isolement. Comme avec le SRAS. »
L’actualité a rencontré Xavier Raufer à Paris.
Comment expliquer l’impunité dont bénéficient les mafias ?
Il faut dissocier les individus criminels et les structures criminelles. Chaque jour, des mafieux sont arrêtés et mis en prison. Cela ne perturbe en rien le fonctionnement de la structure elle-même. Jusqu’à aujourd’hui, les grandes sociétés criminelles sont à l’abri de la répression. Même si on arrête la moitié de la famille Gambino, à New York, elle continuera à fonctionner. La mesure la plus sérieuse et la plus juste, en dehors de l’arrestation des individus, consisterait à confisquer les profits du crime. Si le crime ne paie pas, alors pourquoi le commettre ? Aux Etats-Unis, champions de la confiscation d’argent criminel, on arrive à en récupérer à peine 25%. Les grandes sociétés criminelles – les yakusas, les triades chinoises, les mafias sicilienne, albanaise ou italo-américaine – sont « taxées » à des taux grotesques : 0,6% dans le cas de la mafia sicilienne !
Vous soutenez que la mondialisation rend la lutte antimafia encore plus difficile. Pourquoi ?
La mondialisation ne se fait pas partout au même rythme. Un exemple : on trouve depuis très longtemps des prostituées près de la place de l’Étoile, à Paris. Dans le passé, c’étaient souvent des dames plus toutes jeunes. Dans la nuit du 11 au 12 novembre 1989 est tombé le mur de Berlin. Et en décembre, de toutes jeunes Russes avaient déjà remplacé les dames d’un certain âge. En clair : trois semaines après la chute du Mur, la prostitution a changé de visage ! J’ai demandé au préfet de police de Paris combien de temps il avait fallu aux policiers pour adresser la parole à leurs homologues russes. Réponse : trois ans ! La différence entre les deux rythmes est là : trois semaines, trois ans. C’est la même chose pour la mondialisation économique. Elle va beaucoup plus vite que la mondialisation du droit. Voilà pourquoi la criminalité prospère.
Qui dit mafia dit d’abord criminalité économique…
Exactement. Voilà des gens qui brassent des fortunes colossales. Un petit clan de Naples, regroupant une quarantaine de camorristes, existait depuis près de 10 ans dans un quartier populaire : on lui a saisi récemment des millions d’euros, 66 voitures de luxe, des villas, des commerces, une douzaine d’entreprises qui étaient sous sa coupe, etc. L’activité criminelle est ce qui rapporte le plus d’argent le plus vite. Les bénéfices servent à corrompre. D’abord, on essaie de vous acheter et, après cela, de vous intimider. Cela tient en une seule phrase : « On sait où tes enfants vont à l’école… »
Masqué pour ne pas être reconnu, un policier escorte la voiture conduisant le chef de la mafia Benedetto Spera lors de son arrestation à Palerme, en 2001
Vous écrivez que les hommes et les femmes politiques hésitent à s’attaquer à la mafia. Pourquoi ?
Les États démocratiques ont d’énormes avantages : ils ne vous cueillent pas en bas de chez vous à six heures du matin pour vous emmener vers une destination inconnue. Mais ils ont quand même un certain nombre d’inconvénients, dont l’énorme poids de l’opinion publique. Si quelque chose est très grave, mais que le public ne s’y intéresse pas, les hommes et les femmes politiques ont peu d’incitation à s’en occuper. Que veulent les Français ? En gros, ils veulent pouvoir envoyer la petite à la boulangerie sans qu’il se produise de drame. Le ministre de l’Intérieur a donc une incitation très forte, s’il veut être réélu, s’il pense à une carrière politique future, à s’occuper de la délinquance des rues. La criminalité organisée, elle, est presque invisible.
On accepte la mafia, dans le fond…
On ne l’accepte pas : on ne la voit pas. Le trafic de déchets toxiques, par exemple, figure parmi les activités criminelles extrêmement graves pratiquées dans le sud de l’Italie. Pour une usine, faire détruire ces déchets dans les règles de l’art coûte cher. C’est plus intéressant de les donner à n’importe qui, de verser une somme en liquide et de ne pas trop poser de questions… Après cela, ces ordures, renfermant du plomb, des solvants, des métaux lourds et autres produits dangereux, seront déversées dans la nature. La camorra napolitaine l’a déjà fait en Campanie. Dans les cinq ans qui ont suivi l’implantation d’une décharge de déchets toxiques, on a vu les cas de cancer augmenter de 400% chez les enfants et les adolescents. Pourquoi ? Parce que des métaux lourds étaient parvenus jusqu’à la nappe phréatique et qu’ils étaient entrés dans la chaîne alimentaire. Mais le lien entre la camorra et les cancers en question est invisible. Il a fallu des années pour le découvrir. Il n’y a pas de pression de l’opinion publique pour lutter contre le crime organisé.
Pourquoi les mafieux ont-ils encore l’image de Robin des Bois ?
Pour beaucoup de gens dans le sud de l’Italie, la camorra est quelque chose qui vous trouve un emploi. Quand on a un souci, on rend visite au capo [chef] du coin. On voit les petits avantages à court terme, mais pas les désastres à plus ou moins long terme, les dégâts pour l’environnement, les finances publiques ou l’emploi. Personne n’investira dans une ville contrôlée par des criminels. Pour beaucoup de gens, prier saint Antoine et aller voir le capo du coin, c’est du pareil au même. Dans les deux cas, on est exaucé. Les gens ont vu Le parrain et ça leur semble sympa, finalement, la mafia.
Avez-vous été étonné par les yakusas que vous avez rencontrés au Japon ?
J’ai été surpris de voir à quel point les sociétés criminelles au Japon sont légales. Quand vous rencontrez un chef yakusa, c’est dans ses bureaux. Au rez-de-chaussée, il y a une plaque avec le logo du clan. Quand il pleut, un portier vous raccompagne à votre voiture avec un parapluie qui porte le nom du clan ! Quand un chef sort dans sa grosse Mercedes, le policier au carrefour arrête la circulation ! Ce serait inimaginable partout ailleurs dans le monde.
Cela tient-il aux brèches juridiques que les yakusas ont su exploiter pour créer des façades légales ?
Le Japon est une société très organisée, très structurée. On ne laisse rien à l’improvisation. A partir du moment où ces gens-là se contentent de faire des choses dans les limites de ce qu’on leur permet de faire, on les supporte. Il y a un certain temps, des organisateurs ont fait une rave. Cela a été un désastre. Beaucoup de drogue circulait. Les parents étaient furieux. Et le préfet de police de Tokyo a été injurié. Les autorités ont donc décidé que désormais ce serait un clan de yakusas qui s’occuperait des raves ! Un chef yakusa m’a dit que, la fois suivante, les premiers vendeurs de drogue, photographiés et filmés, se sont fait mettre le pistolet sur la tempe et se sont fait dire : « La prochaine fois qu’on te trouve ici, t’es mort ! » Les parents étaient heureux. Et il n’y a pas eu un seul blessé.
Et maintenant les autorités sont redevables aux yakusas de leur avoir rendu ce « petit service » ?
C’est un échange perpétuel. Le fils d’un ami français a récemment suivi un stage dans un commissariat de police au Japon. Un jour, le commissaire lui a dit : « Demain, tu mettras ton beau costume et ta belle cravate parce qu’on a une visite à faire… » Ils sont allés solennellement rendre visite au chef du clan yakusa du quartier. Ils ont pris le thé et le commissaire a réglé ses affaires avec le chef yakusa en disant : « Les deux gars de ton clan qui ont été libérés il y a trois mois, nos hommes les ont vus en train de vendre de l’héroïne. Tu sais pourtant qu’ils n’ont pas le droit. » Le chef yakusa répond : « Je leur avais dit, pourtant. Du haschisch, à la limite, mais pas d’héroïne. Je vais les engueuler. » C’était leur façon à eux de résoudre leurs petits problèmes. A la fin, ils se sont quittés en bons termes. Tout le monde est tenu par tout le monde. Il n’y a pas un calcul machiavélique des dirigeants nippons qui se disent : « Finalement, ça marche plutôt bien pour tout le monde… » Ils sont tenus. Si vous acceptez de la drogue ou des filles, les yakusas vous feront chanter. Le gouvernement japonais ne sait pas comment se tirer de cette affaire-là. Surtout que, dans sa culture, il ne peut même pas l’avouer. Ce serait perdre la face. Pourtant, les yakusas sont à l’origine du pire krach qu’ait connu le Japon. La bulle immobilière qui a gonflé à partir des années 1980, c’étaient eux. Ils achetaient des immeubles le matin pour les revendre le soir même. Et tout cela s’est effondré. En décembre 1989, l’indice Nikkei de la Bourse de Tokyo était à 32 000 points. Il est tombé à 10 000 points. L’économie japonaise ne s’en est jamais remise.
Doit-on s’attendre à un rapprochement Tokyo-Palerme ?
Aucun rapprochement n’est possible. Cela ne fonctionne pas comme la diplomatie ! Il peut y avoir des deals, mais jamais d’alliance. Le long terme n’existe pas. On se met d’accord sur 400 kilos de cocaïne. Une fois que c’est livré, chacun reprend ses billes. Dans les sociétés criminelles, les gens se méfient terriblement les uns des autres.
L’esprit de clan est moins prononcé dans le crime organisé russe que dans la mafia sicilienne. Qu’est-ce que cela change ?
Ni le crime organisé russe ni les cartels d’Amérique latine ne sont véritablement des mafias, parce qu’ils n’ont pas la dimension historique de la mafia sicilienne, l’ »aristocratie » du crime organisé. En matière de répression, cela change tout. Une structure nouvellement constituée est plus facile à démanteler qu’une société criminelle qui existe depuis des siècles.
Ce serait plus facile de venir à bout des Russes que des Siciliens ?
Oui, sûrement. Il faut comprendre que la mafia sicilienne bénéficie d’une aura, même d’une mystique. Un exemple de cela m’a été raconté par un jeune magistrat qui venait d’être nommé à Palerme. Il descend de l’avion. C’est la première fois de sa vie qu’il met les pieds dans cette ville. Il se rend au tribunal. Comme il est presque midi, on lui demande de revenir à 14 h. Il décide d’aller se promener et s’arrête, au hasard, à une terrasse. Il commande un café. « Je vous dois combien ? » demande-t-il au garçon, qui lui répond : « Monsieur le juge, c’est gratuit pour vous. Bienvenue à Palerme ! » Il était en Sicile depuis moins d’une heure, mais avait déjà été repéré ! La mafia sicilienne, c’est la Rolls-Royce du crime organisé. Les Russes ne savent pas faire cela.