Publié dans « Les Cahiers de Mars », N°181, 3ème trimestre 2004
Publié dans « Les Cahiers de Mars », N°181, 3ème trimestre 2004
Il n’existe plus aujourd’hui dans l’Union Européenne et l’espace Shengen de situations ou d’entités gravement menaçantes qui soient d’envergure purement nationale. L’internationalisation, voire la mondialisation des menaces est un fait accompli. Ainsi, réfléchir aux dangers d’aujourd’hui – ceux que nous affronterons demain – nécessite (pour parler comme le philosophe Martin Heidegger) un « cadre général d’inspection » approprié. Le cadre conceptuel dépassé dans lequel on étudie, une par une, des menaces comme les « violences urbaines » ou le terrorisme, est en effet devenu trop étriqué. Il craque de toutes parts.
L’implication massive dans les violences urbaines d’individus issus de l’immigration – réalité désormais reconnue même par les sociologues les plus dogmatiques – donne à ce phénomène une dimension internationale manifeste. Penser un tel problème à l’échelle de l’Etat-nation, ce seulement en terme de social, n’a provoqué au fil des années que son aggravation.
La mutation brutale du terrorisme lors de l’abolition de l’ordre bipolaire du monde fait qu’il déborde désormais largement du champ étroit où naguère, on l’analysait. Car de fait, aujourd’hui même et de par le monde :
- Des alliances se nouent entre mafias et groupes terroristes,
- Des guérillas, hier encore politiques dans leurs discours et dans leurs objectifs, basculent dans le crime organisé et les trafics illicites,
- Des écologistes extrémistes s’orientent vers l’option terroriste. Certains d’entre eux pratiquent déjà le sabotage : à quand un attentat majeur ?
Ces trois exemples étant pris parmi bien d’autres.
Le champ plus vaste des menaces, criminelles ou autres, pesant sur nos sociétés depuis la chute du Mur de Berlin semble désormais un cadre plus apte à cerner, à penser des phénomènes comme les violences urbaines et le terrorisme. Ainsi, la question posée – demain, les violences et la ville – appelle-t-elle une réponse en deux temps :
1 – Qu’est-ce qu’une « nouvelle menace » ?
Observer la réalité du terrain dans les aires dangereuses elles-mêmes ; constater objectivement d’où proviennent les attentats, où se déroulent les conflits réels, comment s’organisent les flux de biens et services illicites (esclavage moderne, stupéfiants, armes de guerre, véhicules volés,…), montre que depuis la fin de l’ordre mondial bipolaire, les vraies menaces pour l’Europe de Shengen émanent de :
- Milices, guérillas mutantes, entités hybrides peuplées de terroristes, de fanatiques, de « bandits patriotes » et de militaires déserteurs ;
- Commandées par des généraux dissidents, des seigneurs de la guerre, des illuminés ou de purs et simples bandits ;
- D’entités méconnues ou insaisissables, capables de mutations et de changement d’alliances foudroyants,
- Ignorant d’ordinaire les lois internationales et d’abord celles qui relèvent du respect de l’humanitaire ;
- Vivant en général en symbiose avec l’économie criminelle, dans le triangle narcotiques – armes de guerre – argent noir.
Biologie des entités dangereuses
La fin de l’ordre bipolaire a en effet provoqué la mutation d’entités hier purement terroristes ou criminelles, leur glissement brusque et imprévu du champ du technomorphe a celui du biomorphe.
Technomorphe : hier, le terrorisme transnational émanait de groupes récupérés par les services spéciaux de quelques Etats. Sur ordre et au cachet, ces groupes agissaient mécaniquement, par impulsion marche/arrêt.
Biomorphe : aujourd’hui prolifèrent de façon quasi-biologique, et à ce jour incontrôlée, des entités dangereuses complexes, difficiles à identifier, à définir, à comprendre ; ce, dans des territoires et des flux eux-mêmes mal explorés.
Caractéristiques communes des entités dangereuses issues du chaos mondial
Elles ont d’abord en commun de n’être pas des organisations, au sens social habituel, c’est à dire des structures solides, voire rigides. Ces entités sont au contraire fluides, liquides même – sinon volatiles. Au-delà :
- La nature de ces entités est le plus souvent hybride, partie « politique », partie criminelle ; de fait, on constate aujourd’hui des échanges poussés entre criminels et terroristes : Camorra napolitaine avec l’ETA basque et le Groupe Islamique Armé d’Algérie ; gang de Dawood Ibrahim à Karachi avec des islamistes (Jaish-i-Muhammad, Harakat-ul-Mujahideen) proches de Ben Laden ; ainsi qu’entre l’IRA et la guérilla dégénérée et proto-criminelle des FARC (Colombie),
- Ces entités disposent d’une capacité de mutation ultra-rapide en fonction du facteur dollar, désormais crucial,
La plupart et le plus souvent, ces entités sont nomades, dé-territorialisées (ou implantées dans des zones inaccessibles) et transnationales,
Elles sont coupées du monde et de la société civilisée : leurs objectifs sont criminels, ou d’ordre fanatique ou millénariste ; ou factices, simplement destinés à abuser le monde extérieur (Liberia et Sierra Leone : la bande prédatrice de Foday Sankoh se disant « Front révolutionnaire uni ») ; ou enfin (secte Aum) quasi-indéchiffrables,
Ces entités sont en général privées de tout patronage étatique – ce qui les rend plus imprévisibles et incontrôlables encore,
Elles ont enfin une pratique extensive du massacre, la volonté de donner la mort au plus de gens possible (ben Laden, le GIA algérien, la secte Aum, etc.).
Ainsi, les menaces réelles émanent aujourd’hui d’entités hybrides, opportunistes, capables d’évolutions foudroyantes. Les conflits réels (Balkans, Afrique, etc.) sont civils, en général ethniques ou tribaux. Véritables tourbillons criminels, ils mélangent fanatismes religieux, famines, massacres, piraterie maritime ou aérienne, trafics d’êtres humains, de stupéfiants, d’armes, de produits toxiques, et de gemmes (« diamants de guerre »).
2°) La ville, la violence, la guerre
Préoccupantes en général, ces nouvelles entités menaçantes deviennent mortellement dangereuses dans un contexte urbain – ce plus encore dans celui des mégapoles du sud du monde.
Par mégapoles, nous entendons un ensemble immense et chaotique de tours, de barres, d’escalators, de supermarchés, de centres commerciaux, d’autoroutes, d’aéroports, une pollution grave – à quoi s’ajoutent des bidonvilles du terrorisme et une forte criminalité.
Les mégapoles selon le » Le Monde-hebdo » du samedi 7 février 2004
1900 : la population mondiale urbaine atteint 10% 1900 : 150 millions de citadins recensés 1960 : Corée du sud, 80 % de ruraux 2000 : Corée du sud, 80 % d’urbains 2000 : 3 milliards de citadins recensés 2000 : chaque jour, 180 000 citadins de plus dans le monde 2000 : Afrique, le taux d’urbanisation progresse de 4.8 % par an 2000 : chaque heure, 60 personnes de plus à Manille, 47 personnes de plus à Delhi, 21 personnes de plus à Lagos 2015 : Bombay et Tokyo ont chacune 27 millions d’habitants 2015 : 80 % de la croissance mondiale est générée par les mégapoles 2020 : Afrique, 60 % de la population subsaharienne vit dans des villes 2025 : 5 milliards de citadins prévus, soit la moitié de la population mondiale 2030 : 60 % de la population mondiale vit dans des villes 2030 : la mégapole continue de Canton à Hongkong compte 36 millions d’habitants
La violence et la guerre dans les bidonvilles et les mégapoles du Sud, nous les voyons tous les jours à la télévision, notamment à Gaza (la Bande de Gaza n’est en fait qu’un vaste bidonville), à Bagdad, à Bassora (en Irak) ; mais aussi à Karachi, à Rio de Janeiro, etc. (voir encadré ci-dessous).
Gaza, Bagdad : à l’œuvre, deux armées réputées, dotées de toute la haute technologie et du matériel militaire nécessaire ; en outre, deux armées dont les gouvernements présents négligent de facto les Conventions de Genève (maltraitance, voire torture, des prisonniers et suspects, détentions prolongées arbitraires, attaque d’objectifs civils, etc.) – or pourtant, Gaza et Bagdad sont un piège mortel pour ces deux armées – qui s’en retireront inéluctablement, sans gain décisif ni durable.
Car la guerre dans une mégapole ou dans un bidonville, ce n’est pas seulement une topographie particulière à considérer, c’est aussi :
- Une population d’ordinaire tribalisée ou clanique dont les réflexes, quand elle est attaquée ou envahie, procèdent des notions d’honneur et de vengeance,
- Une démographie explosive – Gaza a longtemps occupé le premier rang démographique mondial, avec 6,8 enfant par femme nubile. La seconde intifada a provoqué quatre mille morts, dont, en chiffres ronds, trois quarts côté Palestinien et un quart pour Israël. Mais un millier de morts ici, et trois mille là, sont-ils également supportables – osons dire « absorbables » – par les deux protagonistes ? Certainement pas.
- Une société d’autant plus tentée par le fanatisme religieux (islamiste à Gaza et Bagdad) qu’en majorité misérable, l’espoir du paradis céleste est à peu près le seul qui lui reste,
- Une société vivant d’abord d’une « économie parallèle » en partie criminalisée (trafics d’êtres humains, de stupéfiants, de véhicules, d’armes, etc.).
- Pour l’avenir prévisible, la guerre, forme suprême du conflit, aura donc ainsi une dimension criminelle ou terroriste, ou hybride entre les deux. Elle affectera toujours plus les civils (populations, métropoles, entreprises) comme nous l’ont montré le « 9/11 » et l’attaque au bacille du charbon (ou anthrax), à New York, à l’automne 2001. Terroristes ou criminelles, ces guerres auront pour origine les zones hors-contrôle de la planète :
- Des pays « échoués » ayant sombré, momentanément ou durablement, dans l’anarchie (Afghanistan, Albanie, Liberia, Sierre Leone,…),
- Des mégapoles anarchiques du sud du monde (Karachi, Lagos, Rio,…), immensités dont des quartiers et banlieues entiers – des milliers de kilomètres carrés, des millions d’habitants – sont sous le contrôle réel de mafieux, de terroristes, de trafiquants, etc.
Mégapoles et « forteresses criminelles », ou terroristes
Karachi, dont la presse nous parle comme d’une ville, au sens où Paris et Rome sont des villes, est en fait un immenss bidonville, peut-être aussi grand – en tout cas plus peuplé – que la Belgique entière. A Karachi, des islamistes fanatiques acquis à ben Laden ont organisé des manifestations de plus de trois cent mille personnes.
Rio de Janeiro : ses 6 à 800 favelas (bidonvilles à flanc de colline) occupent 1/3 de la ville et comptent 1 million d’habitants, tous ou presque squatters. Pour les ONG locales, ces favelas sont des forteresses criminelles, où, de 10 à 19 ans, un garçon sur quatre est membre d’un gang. Le motif de décès majeur des 10/19 ans y est la mort par balles. Selon la police, 3 à 4 tonnes de cocaïne passent chaque mois par ces favelas ; 80% de cette drogue est destinée à l’Europe ou l’Amérique du nord.
Partant de fiefs comme ceux-ci1, les entités dangereuses pourront aisément frapper les centres développés et leurs cibles symboliques.
On le voit : la violence et les conflits affectant les mégapoles et les bidonvilles ne concernent pas seulement ces territoires eux-mêmes, mais tout le monde – à commencer par le monde développé. Car tout ce qu’on a appris depuis la Chute du Mur de Berlin sur les territoires et entités dangereux du désordre mondial, montre que ce chaos criminel est aussi virulent que contagieux.
- Déjà l’Irak est devenu l’épicentre de tous les trafics criminels du Moyen-Orient.
- Ecrasée par l’armée d’Israël, l’infrastructure administrative et policière de l’Autonomie palestinienne a disparu, suscitant un grave désordre criminel.
- Inévitablement, ce désordre gagne les colonies israéliennes en territoire occupé : un récent rapport de la Cour des comptes israélienne 2 y dénonce ainsi la corruption et l’opacité – premiers et classiques symptômes d’une dérive criminelle.
- C’est cela que les nations développées doivent rapidement réaliser. Car même si ce chaos criminel est moins perceptible, moins médiatique que le terrorisme-spectacle à la Ben Laden, c’est ce chaos qui nous menace vraiment.
1 Karachi, voir Etats échoués, mégapoles anarchiques, Anne-Line Didier et Jean-Luc Marret, PUF, coll. Défense & Défis nouveaux, 2001. « Forteresses criminelles » du Brésil, voir sur le site du département de recherche sur les menaces criminelles contemporaines, intitulée « Cocaïne sur l’Europe : L’inondation approche »
2 « Israël : existerait-il deux états juifs ? » Ha’aretz – Courrier international, 13 mai 2004.