Publié dans le Figaro-Magazine
Depuis des années, les mafias infiltrent et gangrènent l’économie planétaire, en véritables internationales du crime agissant dans tous les secteurs. Les gangs ont réussi leur mondialisation. Mais la justice réagit et lance une contre-attaque sans frontières.
Pendant plus de dix ans, la communauté des nations est restée désarmée devant les mafias. Dans les années 90 en effet, après la chute du mur de Berlin, le crime organisé s’est mondialisé. Et les Etats-nations, dotés de législations hétérogènes, devant observer une foule de procédures, souvent paralysés par la corruption, n’y ont rien vu et rien pu.
Résultat : durant toute cette période, en l’absence d’outils juridiques internationaux efficaces, les grandes mafias – Cosa Nostra de Sicile, Yakuza du Japon, triades du monde Chinois, mafia Albanaise ou Turque, bien d’autres encore – ont eu la bride sur le cou. Par des moyens éprouvés – intimidation, corruption, violence, assassinat – ces criminels ont infiltré, racketté – pillé même – l’économie légale, la finance licite. Ils ont su se délocaliser, optimiser leurs prestations, créer des « marchandises mondiales » : stupéfiants, armes, êtres humains. Bref : cette mondialisation criminelle s’est mieux faite, plus vite, plus fort, que l’autre, la légitime. Et elle a rapporté des fortunes.
Deux exemples : les experts du Bureau pour le Contrôle des Drogues et la Prévention du Crime des Nations-Unies estiment que le chiffre d’affaires du narco-business était, pour la seule année 2002, de 300 à 550 milliards d’Euros. Aux Etats-Unis, la Drug Enforcement Administration prévoit qu’en 2003, les américains dépenseront 65 milliards de dollars en achat de stupéfiants.
De telles masses d’argent sont bien sûr stratégiques. Or selon un expert ès-finance criminelle « le crime organisé au coeur d’un système financier provoque toujours des dégâts macro-économiques majeurs », Et quels dégâts ! Au Japon – pourtant un pays développé – l’éclatement en 1990 d’une « bulle spéculative » clairement mafieuse a anéanti en quelques mois 16% de la richesse nationale – équivalent de toutes les pertes du pays lors de la seconde guerre mondiale !
Mobilisation généralle contre le crime Que faire devant de tels prédateurs, capables de provoquer de tels ravages ? La première étape, cruciale, était de mettre fin au bricolage actuel, ou chaque pays lutte dans son coin, avec ses lois nationales, contre des multinationales criminelles. Là encore un exemple : des centaines d’enquêtes policières, les confessions des repentis, nous montrent que les 190 familles mafieuses de Sicile sont implantées dans quarante-quatre pays du monde, ce sur les cinq continents…
Il fallait donc doter le monde d’une loi-cadre permettant la répression mondialisée d’entités elles-mêmes mondiales. Cet outil nouveau, c’est la « Convention des Nations-Unies contre la criminalité transnationale organisée » qui entre en vigueur le 29 septembre 2003. Ce que cette convention apporte, quels instruments elle donne aux justices du monde, quels progrès elle permet : nous voyons cela avec Jean-Paul Laborde, le magistrat français qui a joué un rôle majeur dans sa conception et son adoption.
Mais dénonçons d’abord deux idées nocives aggravant la difficulté de réprimer des criminels qui, contrairement aux terroristes sont quasi invisibles ; l’idée que la mafia « agonise » et le concept de « crimes sans victimes », inventé par des économistes naïfs ou complices.
Depuis dix ans, certains médias ne font en fait qu’un seul article sur le crime organisé : la mafia se meurt, la mafia est morte. Sous un titre ou le criminel est toujours le « Dernier seigneur de la pègre » ou le « Dernier empereur du Milieu ». Suggérant un problème bénin, en voie de se régler tout seul, ce radotage démobilise à la fois l’opinion publique et les gouvernants. Et réjouit bien sûr les mafieux, enchantés qu’on les croie à l’agonie – alors qu’en fait, les formes actuelles de répression, surtout nationales, sont quasi-inefficaces contre eux.
Preuve : pour la Direction antimafia de la justice italienne, la Sicile comptait en 1985 181 familles mafieuses et 5 487 « hommes d’honneur ». Dix ans d’une « implacable » répression suivent les assassinats (à Palerme, durant l’été 1992) des juges Falcone et Borsellino – années où, bien sûr, la presse applaudit l’agonie de la mafia. Bilan à la fin 2002 (issu des mêmes sources) : il y a désormais 190 familles mafieuses dans l’île, et 5 200 mafieux connus. Jolie agonie.
Pour les économistes à tendances libertaires, le crime organisé ne serait en fait qu’un sympathique prestataire de biens et services illicites, car interdits par des gouvernants puritains : pornographie, prostitution et jeux d’argent hier, drogues aujourd’hui. Ou bien encore un utile fournisseur de biens surtaxés par les Etats, comme le tabac.
Une idée fausse car il n’existe au monde nulle société mono-criminelle, tout malfaiteur ou mafieux étant un parfait opportuniste agissant selon un pur calcul coût – bénéfice. Ainsi, les grossistes de nos braves Robin-des-bois dealers en Ecstasy ou en hash sont-ils aussi – ou seront demain – engagés dans des trafics plus meurtriers encore, tels ceux des êtres humains ou des armes légères. Comme celui des stupéfiants, ces trafics sont surtout contrôlés par le crime organisé. Et provoquent de véritables désastres humanitaires.
500 000 Morts par an
Les êtres humains, d’abord : pour Interpol ou l’Office international des migrations, de 700 000 à 4 millions d’individus (selon le mode de calcul choisi), à 95 % des femmes, adolescents ou enfants, sont chaque année transformés en « marchandise humaine » par des criminels, et voués à la prostitution, au vol ou à la mendicité. Vers l’Europe, ces trafics annuels concernent de 200 à 500 000 personnes, dont 120 000 provenant des Balkans et 50 000 de l’ex-URSS.
Pour les migrantes clandestines vendues comme du bétail (2 000 dollars dans les Balkans), cette prostitution forcée est un véritable calvaire accompagné de sévices, chantages à la famille, etc., mais qui génère des bénéfices énormes pour les proxénètes. En Bosnie (où le salaire mensuel moyen est de 200 Euros), une maison de passes employant 10 filles rapporte 1,25 million de dollars l’an. Il y a 260 de ces bordels dans le pays – certains, avec bien plus de dix prostituées.
Le trafic d’armes international est responsable chaque année d’un véritable génocide.
Le trafic international des armes légères, maintenant. Un négoce illégal (fusils et pistolets mitrailleurs, armes de poing, grenades, mines, etc.) étroitement lié à celui des êtres humains et des stupéfiants ; son montant annuel est estimé par l’ONU à 1 milliard de dollars. Des engins si meurtriers qu’en fait, les seules réelles « armes de destruction massive » utilisées au monde sont ces armes dites « légères ». Toujours selon les Nations-Unies, ces armes criminelles causeraient environ 500 000 morts par an dans le monde (conflits locaux, assassinats, suicides, etc.) soit 57 chaque heure de l’année.
Ainsi l’activité des mafias mondialisées est elle soutenue et extensive, alors que la répression ne les effleure qu’à peine. Tel est, fin 2001, le constat du FOPAC, structure d’Interpol consacrée au blanchiment d’argent criminel. Pour FOPAC, l’efficacité de la répression se mesure aux confiscations des profits générés par le crime, or ces saisies sont infimes. Depuis qu’existe une politique mondiale anti-blanchiment (soit en 1990) et jusqu’à la fin 2001, le total connu des saisies d’argent criminel n’atteint pas 3,5 milliards de dollars. Tandis que, rappelons-le, le narco-business a généré, pour la seule année 2002, 300 milliards d’Euros minimum – une « taxation » grotesque, à humilier le paradis fiscal le plus laxiste. C’est à cela que l’entrée en vigueur de la Convention des Nations-Unies contre la criminalité transnationale organisée doit remédier. Au plus vite.