Qu’en est-il vraiment de la répression étatique du blanchiment d’argent terroriste ou criminel ? Sur le terrain, le criminologue constate qu’elle est peu efficace. Ainsi, les Etats, leurs lois, leurs policiers et magistrats semblent évoluer dans une dimension, et les terroristes ou les mafieux, leurs réseaux, leurs trafics d’armes, de stupéfiants, d’explosifs et d’argent, dans une autre. Les deux ne se rencontrant que rarement, lors de confiscations, arrestations ou saisies qui ne gênent pas vraiment ces malfaiteurs.
Ces prises et captures, le terroriste islamiste, les vit avec fatalisme : nous sommes dans la main de Dieu ; nous poursuivrons notre action prosélyte en prison, ou là ou Allah jugera bon de nous conduire.
Le crime organisé, lui prend tout cela avec calme. Perdre 10% de sa cocaïne ? Bah, c’est moins que l’impôt sur les sociétés. Les interpellations ? Elles régénèrent les élites criminelles – comme une chasse intelligente stimule le gibier sans l’éliminer : voir Darwin (survival of the fittest). Enfin, les intentions des Etats sont publiées à son de trompe, bien avant que leurs troupes ne s’ébranlent – lentement. Le monde criminel, lui, est rapide : le jour même, une parade est trouvée, les offshore à risque remplacées par d’autres, plus étanches.
En ce début de XXI° siècle, le champ de bataille majeur du chaos mondial est ainsi celui des interstices spatio-temporels. Traquer l’argent terroriste ou criminel, c’est donc opérer dans deux dimensions : l’espace et le temps.
a)Bataille dans les espaces incontrôlés
- Zones de non-droit, ou « zones grises », espaces intermédiaires entre les territoires réellement policés par les Etats-Nation réels.
- Espaces en friche entre ministères, ou entre « territoires » particuliers des services (les stups’ ; le trafic d’êtres humains, le terrorisme, la contrebande, etc.).
b)Bataille contre le temps
Les entités dangereuses, agressives, dotées de moyens hi-tech, ont aujourd’hui une avance énorme dans le domaine temporel, sur les Etats lourds, lents, paralysés par l’inertie administrative et juridique. Comment ? Pourquoi ?
Une entité terroriste ou criminelle opère aujourd’hui d’ordinaire depuis une zone hors-contrôle (montagnes, mégapoles, etc.). Là, elle accumule du cash, qu’elle doit recycler dans l’économie légitime, pour, notamment, le faire circuler par voie électronique. A cette fin, elle dispose d’experts de la finance. Opérant grâce à des nuées d’avocats et de conseillers financiers, ces « pros » recherchent sans cesse autour du globe des « niches juridiques » nouvelles, étudient les évolutions législatives, avec un seul objectif : créer des sociétés-écran pour dissimuler l’origine réelle des fonds. A chaque grosse transaction, une offshore est créée puis « écrasée » sur le champ. Tout va vite. En prime, une incitation puissante à ne pas se tromper. Le blanchisseur répond sur sa vie des sommes gérées pour le réseau ou la mafia. Une seule peine existe ici : la mort. Plus efficace que la décoration ou la prime de fin d’année…
Ces « pros » savent enfin que les Etats et les organismes internationaux oublient, se lassent vite. Trop proches du monde virtuel des médias, les politiciens croient que tout problème évoqué par eux est ipso facto résolu. Voyez les grand-messes mondiales écologiques ou sociales : « dans cinq ans, les gaz à effet de serre auront diminué de 50% », « dans cinq ans les plus pauvres seront moitié moins nombreux ». Cinq ans après ? Rien n’a vraiment changé… Mais sur le terrain, loin des effets d’annonce, que faire pour combattre cette criminalité mouvante et mutante qu’est le blanchiment d’argent ? Avant toute répression, il faut un diagnostic réaliste du mal ; concevoir les énormes difficultés de l’opération. Voici deux des principaux obstacles conceptuels qui, aujourd’hui encore, handicapent la traque de l’argent terroriste.
1°) L’entité nommée « Al-Qaida » est-elle bien une organisation ?
Non. Un raisonnement enfantin démontre même qu’ »al-Qaida » n’est pas une organisation, au sens où, pour en rester au terrorisme, l’IRA est une organisation. Bref, « al-Qaida » n’est pas une sorte d’IRA qui serait fanatiquement islamique au lieu d’être catholique.
Depuis le mois d’août 1998 et les deux attentats de Nairobi et Dar es-Salaam, « al-Qaida » a subi la pire vague répressive de l’histoire. 5 000 individus présentés comme ses « membres » ont été capturés dans 58 pays du globe ; eux-mêmes provenant d’autant de pays, sinon plus. En outre des centaines d’autres interpellations ont été opérées en secret dans le monde arabe.
Le gel mondial des fonds d’ »al-Qaida »[Source : rapport, juillet 2003, du groupe d’experts des Nations-Unies chargés de surveiller la mise en application des résolutions de l’ONU en matière de lutte anti-terroriste]
Depuis ses premiers attentats d’août 2001, 59,2 millions de dollars possédés par « al-Qaida », ou par des entités ou sociétés proches, ou par des individus censés être ses « membres », ont été gelés, ou confisqués, dans cent vingt-neuf pays du monde. 70% en Europe, Eurasie ou Amérique du nord, 21% au Proche-Orient (Arabie Saoudite, Emirats,…) ; 8% enfin en Asie du sud. |
Tout cela, notons-le, avant la guerre d’Irak du printemps 2003 et les attentats consécutifs de Ryad (Arabie Séoudite) et Casablanca (Maroc).
Prenons maintenant deux grandes organisations présentes par besoin autour du globe : une multinationale et un service de renseignement, General Motors et la CIA. Que resterait-il de ces deux géants si, mondialement, de 5 à 6 000 de leurs employés étaient jetés en prison, leurs bureaux fermés, leurs archives pillées, leurs outils de travail, comptes en banque et fonds, confisqués ? Rien. Manifestement « al-Qaida » est d’une autre nature, car même après cinq ans d’une répression inouïe, des cellules se réclamant d’elle frappent sans encombre, en 2004 encore …
2°) La lutte antiterroriste aux Etats-Unis : bureaucratie et confusion
Parfois, une enquête journalistique sort de l’ordinaire. Révélant la réalité, la presse dévoile, instruit – et remplit ainsi sa mission. Une telle enquête paraît dans le Chicago Tribune du 10 février 2003. Il s’agit d’une « tranche » de la vie d’une jeune femme qui, après le « 9/11 » quitte par patriotisme la banque d’affaires qui l’employait, pour rejoindre (à moindre salaire) la cellule blanchiment de la direction antiterroriste du Département d’Etat. L’enquête s’intitule Following the money – A hard-charging banker left Goldman-Sachs to join the State Department’s Counterterrorism finance and designation unit, tracking the financial trail and battling a bureaucracy.
[Ci-après, les phrases en italique sont des citations de l’enquête]
Quatre faits majeurs ressortent de la lecture attentive de cette enquête :
1°) Le plan de bataille de l’administration Bush : We want to detect, disrupt and dismantle terrorists networks before they reach the US shores ; la mission de la banquière antiterroriste est simple : hampering terrorist financing abroad. Voilà pour les buts idéaux. Mais en réalité ?
2°) Cette jeune femme et son administration semblent privés de toute autonomie, de toute pensée originale face aux médias : « The nature of this job is that you’re at the mercy of events… At the State Department (…) senior staff members gather every morning in the office of the new counterterrorism chief. It’s a lot about the crisis du jour… Often, whatever terrorism related news is in the headlines… It’s almost like CNN runs your day »
3°) L’appareil antiterroriste fédéral est une usine à gaz : « A hectic, often frustrating routine… This amorphous thing called the war on terrorism… Frustrations of trying to coordinate among the many agencies involved in antiterrorist efforts… In Washington, antiterrorism programs sprawl across countless federal agencies, from the CIA to the FBI, from the National Security Agency to the Pentagon, from Customs to Coast Guards ».
4°) La base du travail consiste à dresser des terrorist watch lists, des nomenclatures d’individus et d’entités : « the US maintains lists of groups and individuals designated as terrorists… ». Ainsi, l’appareil antiterroriste américain croit que les entités et individus qu’il traque sont stables et dotés à l’occidentale d’une identité fixe et permanente. C’était vrai lors de la Guerre froide, mais c’est aujourd’hui, en tout cas hors d’Europe, absolument faux.
[Et même absurde au Proche-Orient. Exemple : ce résident en Arabie possède dix cartes et permis locaux, un visa permanent, etc. Nul d’entre eux ne transcrit décemment son état-civil réel. Appelons l’homme Jean, Pierre, Maurice, Dupont. Un document local est au nom de M. Jen Duron, un autre, de M. Bire Maurice, le troisième, de M. Dugont Mauric, ainsi de suite (sans exagération). Il est exclu de retrouver par voie informatique, dans quelque bureau, consulat ou aéroport que ce soit, un M. Dupont qui peut aussi, sans obstacle, commander localement un chéquier, une carte bancaire, au nom de M. Bire Maurice. Idem pour ses collègues. On voit d’ici la watch list les concernant et la « traque » de leurs finances… Encore sont-ce des Européens au patronyme fixe. Tentons l’exercice avec « Ali bin Mohammad al-Bagdadi » (Ali, fils de Mohamed, né à Bagdad)…]
Conclusion : « It is relatively easy to deposit and move money many places with few questions asked, or paper trails left. International finance experts predict that is unlikely to change anytime soon. »
Pas étonnant, quand on voit combien cette jeune femme (surchargée et désormais mal payée) peine à jouer la difficile partie qui est la sienne. En pareil cas, qu’adviendrait-il même de grands champions d’échecs s’ils devaient jouer sans pouvoir se concentrer, entre d’incessantes rafales d’e-mails et d’appels téléphoniques, sur un échiquier aux cases mouvantes, avec des pièces évanescentes – et sans savoir quand s’achèverait la partie, ou même si elle finira un jour ?