Les mafias, les vraies, leur essence, leur réalité en 2002
Xavier RAUFER
Juin 2002


Une mafia est un pouvoir ; une société secrète permanente, unissant une coalition de “familles” liées par le sang ou le mariage; elle est cloisonnée, dotée de hiérarchies élaborées et de règles dont on ne dévie qu’au péril de sa vie. Elle fait enfin régner autour d’elle une impitoyable loi du silence. On rejoint un gang par affinité ou copinage - une mafia par cooptation familiale ou clanique, après initiation. Les mafieux passent, mais la “famille” perdure - certaines ont des siècles d’existence. Son chef mort ou incarcéré, un gang ne survit à l’inverse pas longtemps.

Les mafias ne recrutent que sur la base de la race et du sexe; de là, du cousinage et du clan. Pas d’initiation dans Cosa Nostra pour qui n’est pas sicilien, né en Sicile même et de sexe masculin. Même implicites, ces règles existent toujours dans une mafia.

Propre à résister aux pires répressions, une mafia est un Etat dans l’Etat, avec territoires, sujets, lois et forces armées. “la famille mafieuse ne s’éteint jamais. Vous en arrêtez deux, trois mais la famille reste et si les enfants ne suffisent pas, elle coopte des hommes plus audacieux, elle leur donne ses filles pour épouses”. Cosa Nostra a survécu à vingt ans de fascisme. Les Triades chinoises ont résisté à cinquante ans de communisme, dont dix d’une “Révolution culturelle” qui fit 30 millions de victimes.
Entrent dans une stricte définition tu terme, les mafias suivantes : la sicilienne (Cosa nostra), la calabraise (Ndrangheta), la napolitaine (Camorra), la Sacra corona unita des Pouilles, la mafia albanaise, la mafia turque (Maffiya), les Triades chinoises et les Yakuzas nippons. Déterritorialisées, transnationales, ces superpuissances criminelles ne sont pas folkloriques, mais font authentiquement partie des « puissances configuratrices » du monde d’aujourd’hui – au même titre que ces grandes sociétés hier, multinationales et désormais, mondialisées. Rappelons que c’est au profit de ces sociétés criminelles géantes que s’effectue le plus gros du blanchiment planétaire. Et que « l’industrie du blanchiment » est d’abord sous-traitante du crime organisé, surtout de son aristocratie, les mafias. Ainsi, le plus gros de l’argent à recycler provient des activités-reines du « gratin » criminel : trafics (stupéfiants, armes, êtres humains, véhicules), racket des marchés publics, etc. La masse annuelle d’argent à blanchir s’élève, elle, à ± quinze mille milliards de Francs français, dont ± sept cent soixante-dix milliards seraient (là aussi chaque année, et selon le Parlement européen) recyclés en Europe même. Ainsi, les mafias sont puissante, car très riches – à commencer par les mafias italiennes et italo-américaine.

• Cosa Nostra (Sicile)

± 170 "familles" connues en 2002, une centaine dans la province de Palerme. Depuis les vagues répressives des années 90, sous la direction d’un chef implacable, le plus efficace qu’elle ait eu depuis vingt ans, Cosa Nostra de Sicile a reconstitué ses forces. Le nouveau patron s’appelle Bernardo Provenzano - “Binnu” en dialecte sicilien. Les mafieux de Corleone l’appellent “le tracteur”, pour sa force physique. Depuis 1994, d’abord comme « régent » (homme d’honneur remplaçant le chef de « famille », ou de canton, provisoirement incapable d’exercer son autorité) de « Toto » Riina, puis comme chef à part entière, il gouverne d’une main de fer une mafia restructurée, totalement clandestine et respectant une loi du silence sans faille. Sitôt “capo di tutti capi”, Provenzano a imposé à Cosa Nostra un virage stratégique majeur. Bien sûr, il s’agissait classiquement, comme à chaque crise grave, d’interrompre les initiations, de restructurer – voire de dissoudre – des familles ; de remplacer les hommes et de remanier des chaînes de commandement ; ce pour créer une nouvelle configuration mafieuse inconnue des « repentis » et des instances de répression. Mais cette fois-ci, la réorganisation a été plus loin. En effet, désormais :

. Fin des attentats-spectacle contre des magistrats ou des policiers,
. Finies les tueries de mafieux rebelles,
. Interdiction formelle de tuer des non-mafieux.

La Sicile devait retrouver son apparence paisible, quitter la “une” des journaux. Il fallait démotiver la police, pousser à l’oubli l’opinion publique italienne. Cosa Nostra a retrouvé son séculaire féodalisme. Les rares guerres de “familles” restent désormais locales. La direction suprême (“commission inter-provinciale” en langue mafieuse) ne s’en mêle plus. Le modèle pyramidal, centralisé, voulu par Riina est aboli - la commission provinciale de Palerme - organe de pouvoir majeur des Corléonais – aurait même été dissoute. Tués à la moindre anicroche sous Riina, les capi des grandes “familles” de l’ouest de l’île sont aujourd’hui respectés. L’ordre règne : omertà féroce, sélection draconienne des nouveaux “soldats”; poigne de fer sur les deux grandes ressources locales de la mafia : marchés publics et racket des entreprises.

• L’essence de la mafia sicilienne

Si on connaît mal l’origine du mot mafia, la chose, l’organisation mafieuse, a été maintes fois définie. C’est une société secrète et criminelle, durable, enracinée, dotée de règles impératives (d’abord, la loi du silence), d’un rituel analogue dans toutes les familles qui la composent et respectant une stricte compartimentation territoriale. Pour le repenti Antonino Calderone c’est « une association secrète et codifiée possédant ses règles et ses rites d’initiation ». Pour le juge Cesare Terranova (s’exprimant devant le tribunal de Palerme, en août 1965) la mafia est « une criminalité organisée, efficace et dangereuse, fonctionnant en agrégats, en groupes, en « familles »… Il existe une seule mafia, ni vieille ni jeune, ni bonne ni mauvaise ; il existe la mafia, qui est une association criminelle ».Au total, une organisation sophistiquée différant autant d’un gang ordinaire qu’une Ferrari, d’une deux-chevaux.

• Extraits du « codex mafieux » : les structures, le recrutement, la famille criminelle, l’Homme d’honneur, l’omertà

Soulignons immédiatement que :

. Ce code est bien sûr incomplet : sa transmission purement orale fait que nul, même au sommet de l’organisation, ne le possède ou ne le connaît complètement,
. Il évolue constamment, comme on le verra plus bas. Ce qui est exposé ici représente un forage, une « carotte géologique » prélevée dans les diverses couches de loi mafieuse en vigueur au long des trente dernières années,
. Nul ne l’observe en tout point et partout, pas plus d’ailleurs que le citoyen honnête ne respecte à la lettre les divers codes en vigueur dans son pays (lesquels, conjugués, interdisent à peu près tout sauf de respirer, et encore, en cas de « pic de pollution »…). Ainsi le repenti Salvatore Contorno, un peu ironique, dit du serment mafieux « il est du genre Dix Commandements… ne pas regarder la femme des autres, toujours dire la vérité »… Comme tout règlement intérieur, celui de la mafia est surtout fait pour rappeler à l’ordre celui qui dépasse les bornes – ou pour abattre celui qui a déplu.

S comme structures mafieuses

D’abord l’essentiel : Cosa Nostra est bel et bien une organisation. Elle : « est organisée en structures hiérarchiques avec un sommet et un épicentre à Palerme, siège de l’organe de direction de l’association, dénommé « coupole » ou « commission ». Contrairement à une idée reçue, la mafia de l’île n’est pas structurée en associations indépendantes et diversifiées, mais constitue bien une organisation qui, même articulée et complexe, n’en a pas moins une unité substantielle » (Acte d’accusation des magistrats au maxi-procès de Palerme, 1986).
Mais l’architecture mafieuse est évolutive. L’organisation se transforme en fonction des opportunités économiques et financières, du niveau de la répression, et enfin des conceptions de ses chefs (dictatoriale, centralisée, terroriste pour Riina – discrète, plus consensuelle, décentralisée – quasi-féodale - pour Provenzano).

Ce qui est décrit ci-dessous correspond donc à des prises de vues successives du « bâtiment mafia », en constante transformation, réparation, évolution.

• A l’échelle sicilienne

L’île de Sicile est nommée par les mafieux la « région ». L’instance suprême mafieuse est donc la « Commission régionale ». L’île est par ailleurs découpée en départements, ou « provinces », dont certaines ont une implantation mafieuse substantielle. La « province de Palerme », par exemple, possède sa « commission provinciale » mafieuse. Qui participe à cette commission ? Pas directement des émissaires des familles, mais ceux d’une instance intermédiaire, le canton, ou mandamento, qui rassemble trois borgata (bourgs) contigus. Ainsi, avec ± 100 familles mafieuses dans la province de Palerme, la commission provinciale doit compter de 30 à 35 membres. Donc en général : trois familles contiguës forment un canton et les cantons d’une province suscitent une commission provinciale.

Traditionnellement, le « représentant » d’un canton à sa commission provinciale n’est ni le chef d’une des trois familles du canton, ni son consigliere, mais un homme d’honneur jouissant de la confiance des directions des trois familles en cause.

• La Commission régionale

La commission régionale (ou inter-provinciale) est créée en 1975. A l’origine, c’est une instance collégiale dotée d’un simple secrétaire-coordinateur (lieu et heure des réunions, etc.) ; également, le cumul des postes chef de famille-membre d’une commission (provinciale ou régionale) est alors interdit.

Mais à la fin des années 70, au prix d’un véritable bain de sang, les Corléonais – que les mafieux palermitains appellent avec mépris « U Viddanu » (les ploucs, les pèquenots) - s’emparent des centres de pouvoir de la province de Palerme, puis de la commission régionale. Pendant ces presque quinze ans, et jusqu’à sa capture (janvier 1993), Riina dirige d’une main de fer la commission régionale et de là, exerce une véritable dictature sur toute la mafia sicilienne – au mépris de ses traditions les mieux établies.

C’est alors que des policiers baptisent « coupole » cette instance suprême, comme le dôme surmontant une cathédrale. Mais l’image est fausse, en dehors des quelques années de domination absolue de Riina sur ladite coupole, et de celle-ci sur toute la mafia. Le plus souvent, la coupole n’est qu’un organe de coordination et d’arbitrage, disposant des seuls pouvoirs que les familles criminelles - les vraies puissances territoriales - ont bien voulu lui concéder.

Toutes les questions stratégiques pour Cosa Nostra relèvent de la commission régionale. Ses décisions sont sans appel et doivent être exécutées à n’importe quel prix, même de longues années après l’ordre initial.

La Commission régionale décide aussi du délicat problème des « transferts » (réorganisation des affiliations aux familles mafieuses).

La commission régionale valide enfin obligatoirement toute sanction frappant un mafieux. Exercice finalement simple, dans la mesure où l’échelle des peines infligées par la « justice mafieuse » ne compte que deux barreaux :

. Le mafieux est « déposé » (exclu). Il ne peut plus approcher quiconque appartient à Cosa nostra, et aucun des membres de l’honorable société ne doit plus lui parler. Seule solution pour lui : l’exil.
. Bien plus fréquemment, le mafieux est condamné à mort et abattu.

R comme recrutement

Sans exagération, il est plus aisé d’entrer au Jockey-club que dans la mafia sicilienne.

D’abord, les obligations :

. Etre sicilien de père et de mère, de sexe masculin et catholique.
Ensuite les interdits formels :
. les fils de policiers et de magistrats,
. les fils illégitimes, ou de parents divorcés, ou même séparés,
. les fils, ou frères, de femmes « légères »,
. les communistes ou fils de militants communistes,
. les homosexuels,
. les fils d’hommes d’honneur tués par la mafia (le vœu de vérité entre hommes d’honneur leur révélerait le nom de l’assassin de leur père, et déclencherait des vendettas sans fin).

L’entrée dans la mafia sicilienne se fait jeune (17 ans, parfois) « par l’observation, de la part des plus vieux, des meilleurs parmi les jeunes. Les mafiosi les plus anciens, amis du père, parents de la mère, suivent les petits, et quelques-uns ressortent du lot » (Buscetta).

Dès l’enfance, dès l’âge de raison, l’impétrant a été subtilement imprégné de « valeurs mafieuses ». Le jeune « intéressant » est observé, jaugé longuement par les anciens ; puis abordé prudemment : on lui parle par allusions, par sous-entendus, par demi-silences : ce mode d’expression typique des mafieux s’appelle « parler l’omertà ».

Si les réactions de l’intéressé sont positives, commence alors une longue investigation. « Avant d’admettre quelqu’un, nous effectuons des enquêtes en remontant jusqu’à deux générations en arrière, sur tous les antécédents du candidat, côté hommes et côté femmes » (Buscetta). Durant cet examen détaillé de sa famille biologique, le nom de l’impétrant est transmis, pour contre-indications éventuelles (orales bien sûr), aux « représentants » des familles de toute la « province » concernée.

Parmi les motifs de refus :

. s’être disputé avec un homme d’honneur,
. conduite « infamante » (pour un mafieux : avoir porté plainte en justice, avoir dénoncé quelqu’un, etc.)
. indécision, fourberie, ou autre défaut de caractère,
. moralité incertaine des parents,
. famille biologique ayant subi des torts de la part d’un mafieux.

Si tout est positif, l’impétrant se voit invité à adhérer à Cosa Nostra. Préalablement, on l’avertit que la voie est à sens unique : on entre dans l’honorable société par prestation de serment et on n’en sort que mort, ou « déposé » (c’est à dire exclu, et en pareil cas, on vit rarement vieux…)

Au moment de son initiation, le nouveau se voit édicter le code d’honneur suivant :

. Ne pas désirer les femmes d’autres hommes d’honneur,
. Ne pas voler, ne pas se livrer au proxénétisme,
. Ne pas tuer d’autres hommes d’honneur, sauf ordre exprès et motivé,
. Ne jamais parler de Cosa nostra devant des « civils »,
. Ne jamais se présenter soi-même comme homme d’honneur, même à d’autres hommes d’honneur,
. Respecter l’omertà.

La première épreuve après l’initiation est souvent un meurtre : « tout homme d’honneur débutant doit exécuter sans hésiter la victime désignée en signe de soumission et d’obéissance à l’organisation. Les ordres ne sont jamais discutés ». (Buscetta). Sont dispensés d’assassinat ces entrepreneurs, fonctionnaires, membres des professions libérales ou même ecclésiastiques, formant ensemble « la face insoupçonnée de la mafia ».

Enfin, on est souvent mafieux de père en fils. Le repenti Leonardo Messina, par exemple, est un mafieux de la 7ème génération en succession directe dans la « famille » de San Cataldo, et son grand-père en fut même le « représentant ».

F comme famille

Dans la société méditerranéenne traditionnelle, la famille est tout, l’individu n’est rien. Buscetta s’agace ainsi du libéralisme des fils de mafieux américains de la vieille génération comme Carlo Gambino ou Joe Bonanno qui, eux, parlent encore sicilien : « Leurs enfants s’étaient beaucoup américanisés et ils raisonnaient à l’anglo-saxonne, en termes de droits et de devoirs de l’individu. Ils parlaient continuellement de « l’individu ». C’était presque une obsession. Chez nous en Sicile, cet « individu » n’existe pas. La « famille » prime sur tout le reste. Même la vraie famille, celle du sang ».

On compte ± 170 familles mafieuses en Sicile, une centaine dans le département de Palerme. Chacune de ces familles est indissociablement liée à une borgata (bourgade), à un territoire. Là se trouve son terreau, sous forme d’un très dense réseau de relations et d’amis. Concrètement : l’agglomération de Palerme (ville, banlieues et bourgs satellites), compte de 2 500 à 3 000 hommes d’honneur. Si la moyenne de leurs relations personnelles est de ± 50 personnes, l’assise mafieuse locale est de 125 000 à 150 000 individus. C’est dans sa borgata que la famille mafieuse recrute.

. La famille mafieuse traditionnelle est peu nombreuse. (La plus petite, 2 membres, la plus grande, près de 300). Ainsi, la famille palermitaine de Porta Nuova comptait 25 initiés en 1950, autant en 1990. Entre temps, on y avait opéré 30 initiations (en 40 ans) pour compenser les décès et les émigrations.

. Le chef de la famille s’appelle son « représentant ». C’est l’un des soldats du clan mafieux, choisi par ses pairs. Comment s’exerce sont autorité ? « elle était acceptée de bon gré et on obéissait à ses ordres sans discuter. Mais ceux-ci devaient se fonder sur des principes et des consentements mutuels ; ils ne pouvaient pas être extravagants ou absurdes » (Buscetta).

Si le « représentant » est provisoirement incapable de diriger, l’autorité est exercée par un « régent », un homme d’honneur qui remplace le chef de famille ou de canton. Ainsi Bernardo « Binnu » Provenzano fut-il nommé « régent » de la famille de Corleone au début de l’année 1993, après l’arrestation de « Toto » Riina, avant d’en devenir le « représentant » en bonne et due forme. Aux côtés du « représentant », un conseiller (consigliere) et un vice-chef. Les soldats sont organisés en « dizaines » (decina), dirigées par un capodecina (chef de dizaine).

Sinon :
. Un Catanais ne peut en aucun cas intégrer une famille de Palerme, et réciproquement. Quand un originaire de la ville A s’installe durablement dans la ville B, la famille mafieuse de cette dernière ville ne peut initier l’intéressé sans enquête généalogique préalable, puis approbation, de la famille de la ville A.

Sous peine de mort, une famille, ou l’un de ses soldats, ne peut intervenir ou opérer dans la borgata d’une autre famille.

Une famille comptant des traîtres, ou peu fiable, peut être dissoute, temporairement, durablement ou définitivement, par son autorité supérieure directe (chef de canton, représentant provincial). Ainsi, à la fin des années 70, la « famille » de Palerme-Centre est-elle rayée de la carte de Cosa Nostra par la Commission provinciale de Palerme. Son « représentant », Angelo La Barbera, est « déposé » (exclu en langage mafieux). La borgata considérée ne devra plus avoir de famille mafieuse. Constitués en decina (dizaine), les hommes d’honneur récupérables de la famille dissoute sont affectés à une famille territorialement contiguë.

H comme homme d’honneur

D’abord et avant tout : un homme d’honneur ne doit révéler à personne son appartenance – sous peine de mort immédiate. Ni à un non-mafieux, bien sûr, ni même à son confesseur, mais encore moins à un autre mafieux, s’il ne lui a pas été formellement présenté par un tiers-mafieux, connu des deux intéressés et informé de leur appartenance à l’honorable société. D’où, en langage mafieux l’expression Cosa nostra (« notre chose ») qui sert à dire, sans dire explicitement – un mafieux n’emploiera jamais, à aucun prix, le mot mafia – que les deux hommes qu’on présente l’un à l’autre « s’intéressent tous deux à notre chose ». D’où cette phrase de Buscetta : « Après que je lui fus présenté par les maîtres de maison comme homme d’honneur, il commença à parler ».

Ensuite – mais tout aussi important et lourd de conséquences : l’homme d’honneur doit (en théorie) la vérité à tous ses « collègues »; il est interdit aux mafieux – sous peine de mort encore – de se mentir entre eux, même lors de discussions d’affaires. D’où l’obligation d’une profonde et constante méfiance, au sein même de l’organisation : la parole d’un homme d’honneur vaut celle d’un de ses collègues, ni plus, ni moins. De cette règle découle l’interdit d’initier un proche d’une victime de Cosa nostra. Ayant droit à la vérité, l’initié nouveau apprendrait vite le nom du meurtrier de son parent, ce qui déclencherait de meurtrières vendettas au sein des familles – ou entre elles.

La rupture de l’omertà est punie de mort, même des décennies après la sentence, s’il le faut. Cela implique notamment que le mafieux n’écrive jamais rien, sous aucun prétexte, de ce qui concerne Cosa nostra. A la fin des années 60, le jeune et brillant « représentant » de la famille de l’Acquasanta, Michele Cavataïo discute du redécoupage territorial des borgata de la capitale sicilienne, avec des membre de la commission provinciale de Palerme. Pris par son sujet, il prend une feuille de papier et, devant ses collègues abasourdis et outrés, il explique son idée en crayonnant un schéma. Condamné à mort par la commission, il est tué peu après. Dans la mafia, on n’écrit jamais rien – du tout.

Sont strictement interdits :

. L’adultère notoire. Grand coureur de jupons, Tommaso Buscetta doit avouer « j’avais déjà été suspendu pendant six mois [de Cosa nostra] en raison de mes nombreuses relations extra-conjugales » puis rappelle la règle : « Pour nous, le choix d’une femme, prise pour épouse et mère de nos enfants, implique que nous la gardions pour toujours…De grands chefs mafieux comme Vincenzo Rimi n’ont jamais trompé leur femme ».
. L’alcoolisme. « L’ivresse est sévèrement prohibée. Une personne ivre n’a pas de secret et un mafieux doit en toute occasion conserver le contrôle de soi et être digne. Je n’ai jamais connu, en Sicile ou ailleurs, un homme d’honneur alcoolique ». (Buscetta).
. Le prêt usuraire, le proxénétisme, activités « déshonorantes ».
. Les enlèvements, du moins en Sicile. Ailleurs en Italie, pas de problème.

O comme omertà

L’omertà est bien plus qu’une injonction à se taire, plus même qu’une loi du silence ; c’est une manière de vivre, une culture – l’élément central de la vision mafieuse du monde, obsédée de méfiance et de mystère « l’interprétation des signes, des messages, constitue l’une des principales activités de l’homme d’honneur » (Giovanni Falcone).

Qu’est-ce qui assure la solidité durable de l’édifice mafieux ? La fragmentation obligatoire, systématique et permanente de l’information qui irrigue l’honorable société et ne doit jamais, sous aucun prétexte, sous peine de mort immédiate, filtrer hors de la mafia. C’est le fait « qu’aucun homme d’honneur ne connaît toute la vérité des faits de Cosa Nostra » (Buscetta). Ou pour parler encore comme le juge Falcone « Cosa Nostra est le royaume des discours incomplets ».

Qui dit discours, dit langue. Il y a un langage mafieux. A New York, on l’appelle « mobspeak ». Cette façon de s’exprimer est à la fois un argot, un langage codé, un idiome secret. On l’utilise au téléphone, dans les lieux publics, en présence de non-mafieux. Notamment, plus de vingt mots ou métaphores du « mobspeak » désignent l’action de tuer. Mais la langue mafieuse de Sicile est bien plus riche et complexe encore. « Ces conversations [entre mafieux] ne sont qu’une accumulation de phrases à demi-mot, de sous-entendus, d’allusions, de monosyllabes, de silences éloquents. Un langage trouble et prudent, presque codé, destiné à camoufler des activités illégales, mais ne révélant aucun faits » (Ferdinando Imposimato).

« Les hommes d’honneur sont peu loquaces. Ils parlent une langue faite de phrases très ramassées, de courtes expressions résumant de longs discours. L’interlocuteur (s’il est perspicace ou lui aussi homme d’honneur) comprend exactement ce que l’on veut dire. Le langage de l’Omertà se fonde sur l’essence des choses. Les hommes d’honneur n’aiment pas les détails »… « Le secret impose de réprimer sa curiosité sur les faits illicites, au sujet desquels il est interdit de poser des questions. Il implique de tenir cachés les réseaux particuliers par lesquels on peut influencer les juges, la police et le monde politique. Cela signifie une mentalité empreinte de discrétion, de silence et de méfiance ». (Buscetta).

Le secret a encore une autre fonction : protéger les innocents et les parents des hommes d’honneur. Cosa Nostra ne compte que des hommes d’expérience, souvent d’âge mûr. Les femmes, les épouses, les enfants et la parenté n’ont rien à y voir, ne doivent pas même comprendre ce que les mafieux se disent entre eux, à la maison.

Exemple concret de « langage d’Omertà » : la scène se passe lors du premier maxi-procès de Palerme. Parmi les inculpés, Luciano Liggio, chef des Corléonais. L’homme observe depuis le début des débats un silence minéral. Un jour, devant plus de 400 mafieux, il jette à un magistrat qui l’interroge « Bernardo Provenzano est toujours dans mon cœur ». Puis ne pipe plus mot de tout le procès ; notamment, il s’abstient soigneusement de prononcer le nom de Salvatore Riina. Libres ou détenus, les mafieux auront tous compris le sens de cette brève sentence. Magistrats, policiers et experts se disputent encore aujourd’hui sur ce qu’elle pouvait bien signifier…